Recruter sans se tromper d’humain : supervision clinique et lecture des entretiens RH
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Quand le masque du candidat cache aussi celui du recruteur
Recruter, ce n’est pas seulement évaluer un profil. C’est rencontrer un sujet dans un cadre faussement neutre, où les attentes, les projections et les masques s’enchevêtrent. Derrière les grilles de scoring, les tests de personnalité ou les formulations de type « parlez-moi de vos qualités », il y a un malentendu fondateur : croire qu’on peut décoder un humain comme un algorithme, en niant tout ce qui dans la rencontre résiste à la mesure.
La supervision que je propose dans le cadre du recrutement n’est ni un coaching RH, ni un conseil stratégique. Elle s’ancre dans une lecture clinique des processus en jeu, à partir de ce que le recruteur éprouve, saisit, redoute ou néglige — souvent à son insu. Il ne s’agit pas de “débusquer” une pathologie chez le candidat, mais d’entendre ce qui se joue dans l’interaction, au-delà des apparences maîtrisées. Car c’est souvent dans le détail, dans un silence trop vite comblé, un regard détourné, une réponse figée, que se dit ce qui pourrait, à terme, faire symptôme dans l’équipe.

Les outils RH classiques ne protègent pas du Réel
On me demande parfois si je “valide” tel test de personnalité, tel inventaire de motivation, tel outil projectif. Ma réponse est toujours la même : un test ne protège de rien. Il produit des effets, oui — parfois utiles — mais jamais suffisants. Un individu peut cocher toutes les cases d’un “bon profil” tout en portant une structure défensive rigide, ou une tendance relationnelle qui deviendra un impensé collectif quelques mois plus tard.
Les outils RH sont faits pour rassurer, classifier, objectiver. Mais ils échouent face à ce qui dans le lien relève de l’inconscient, du transfert, de la défense ou de la séduction. Dans l’échange entre recruteur et candidat, il n’y a jamais neutralité. Il y a deux subjectivités en présence, des attentes croisées, des narrations stratégiques — et parfois, des impasses.
Comme l’écrit Eiguer (2004), le groupe interne de chacun — ses figures d’attachement, ses conflits anciens, ses loyautés invisibles — se rejoue dans toute nouvelle inscription sociale. Recruter, c’est inviter quelqu’un dans un groupe existant, dans une culture implicite, dans une organisation qui a son propre symptôme.
Observer sans intervenir : une autre manière d’écouter
Je propose deux modalités de supervision dans le cadre du recrutement : soit je mène moi-même l’entretien clinique, à côté du recruteur ; soit j’observe silencieusement, dans une posture de tiers. Dans les deux cas, mon rôle n’est pas d’interroger à la place, mais de permettre une écoute élargie. Je m’intéresse à la structure de la parole du candidat, aux mouvements transférentiels, à l’agencement du récit, aux contradictions, aux zones aveugles.
Ce que je repère, je ne le “traduis” pas en verdict. Je le restitue sous forme d’hypothèses : “Voilà ce que j’ai perçu, voilà ce que cela pourrait produire dans tel type de relation.” Mon objectif n’est pas de démasquer, mais de rendre visible ce qui ne l’était pas encore — sans imposer d’interprétation.
Parfois, je constate que le recruteur a “accroché” sans savoir pourquoi. Ou qu’au contraire, il est en rejet total, sans raison apparente. La supervision permet alors d’interroger les effets projectifs ou identificatoires, y compris ceux du recruteur lui-même. Car un choix RH est rarement purement rationnel. Il est traversé par l’histoire du recruteur, sa propre trajectoire, ses zones de fragilité ou de fascination.
Responsabiliser sans culpabiliser : une posture éthique
Je tiens à ce que ma parole ne prenne jamais le pouvoir sur la décision. Je ne donne pas de feu vert ou de feu rouge. Ce que je propose, c’est une lecture clinique située, nourrie par l’écoute et la rigueur, mais toujours contextualisée. Le recruteur garde la responsabilité finale, mais il la prend en connaissance de cause, avec un degré de lucidité élargi.
Cette posture suppose une certaine confiance. Et aussi une clarté sur les limites : je ne suis pas là pour « protéger » l’entreprise, ni pour garantir la fiabilité d’un choix. Je suis là pour introduire un tiers symbolique dans un espace qui en manque souvent cruellement. Car le recrutement est souvent vécu dans la précipitation, sous pression, ou dans un isolement décisionnel. La supervision offre un espace de ralentissement, où la parole peut circuler autrement, sans enjeu d’évaluation directe.
Lire un candidat, c’est lire aussi une institution
Chaque entretien est une scène. Ce qui s’y joue ne concerne pas seulement le candidat, mais la culture implicite de l’organisation. Une question posée de manière brutale, un silence pesant, un sourire crispé du recruteur… tout cela dit quelque chose de l’ambiance relationnelle au travail.
Je prête donc attention à ce que le cadre de l’entretien révèle de l’institution : les attentes implicites, les rapports de force, les fantasmes de contrôle ou de fusion. Ce que le candidat exprime — ou n’exprime pas — peut faire écho à des positions symboliques déjà occupées dans l’équipe. Par exemple, un profil très structuré peut rassurer une direction désorganisée, mais devenir insupportable dans un collectif horizontal. Un discours séducteur peut flatter l’ego d’un chef de service, mais dérégler toute la dynamique si le pouvoir est déjà en tension.
Comme l’écrit Kaës (2012), les alliances inconscientes au sein d’un groupe peuvent accueillir ou rejeter un nouveau venu selon des logiques qui échappent à la rationalité apparente. Lire ces logiques, sans les figer, fait partie intégrante de la supervision.

Conclusion : Recruter autrement, ce n’est pas psychologiser
— c’est écouter le réel de la relation
Il ne s’agit pas de transformer chaque recrutement en analyse sauvage. Il s’agit de reconnaître que la relation entre un recruteur et un candidat est traversé par des processus complexes, souvent peu pensés. La supervision clinique dans le champ RH n’est pas un luxe. Elle est une nécessité dès lors qu’on accepte que l’humain ne se réduit pas à un profil.
C’est une manière de remettre de l’éthique dans un acte souvent banalisé, de prendre au sérieux ce que chaque embauche engage : une responsabilité relationnelle, une inscription dans un système, un tissage de subjectivités.
C’est aussi une manière de ne pas se tromper de niveau : on peut se tromper de compétence, mais le plus grave, c’est de se tromper d’humain. Et ça, aucune grille ne le dira. Seule une écoute incarnée, située, rigoureuse peut en approcher quelque chose.
Bibliographie
Eiguer, A. (2004). Le groupe intérieur. Dunod.
Kaës, R. (2012). Les alliances inconscientes. Dunod.
Roussillon, R. (2008). Le travail de l’inconscient dans les institutions. PUF.
Stroobandt, T. (2024). Clinique de l’emprise en milieu professionnel : du silence au symptôme collectif.
Winnicott, D. W. (1971). Jeu et réalité. Gallimard.







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