Aperçu de la clinique de l’emprise en milieu professionnel : du silence au symptôme collectif

Tim T. Stroobandt • 13 juillet 2025

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Quand le symptôme parle à la place du collectif


Il arrive que les symptômes d’un seul révèlent la vérité d’un groupe. Un salarié s’effondre, un autre somatise, un troisième quitte brusquement son poste. Et autour d’eux, le silence. Rien à signaler. Tout fonctionne. Mais ce “tout fonctionne” sonne creux, comme ces façades qui tiennent debout alors que les fondations ont cédé.


Dans certaines institutions, l’usure n’est pas due au manque de moyens ou à la surcharge de travail. Elle vient d’ailleurs. D’un lieu plus insidieux, plus diffus, moins visible : l’organisation elle-même devient lieu d’emprise, non parce qu’elle serait explicitement malveillante, mais parce qu’elle empêche toute élaboration du réel. Ce qui ne peut se dire se loge ailleurs — dans les corps, dans les démissions, dans les clivages.


Ce que je propose ici, ce n’est pas un traité sur le harcèlement moral ou le management toxique. C’est une tentative de penser l’imperceptible : les formes d’emprise douce, de glissements symboliques, d’effacements progressifs du sujet, au sein même d’environnements dits « bienveillants ». Ce texte s’appuie sur ma pratique de supervision en entreprise et dans le secteur associatif, là où la souffrance ne prend pas toujours le visage qu’on attend.

L’emprise comme modalité d’organisation silencieuse


L’emprise ne commence pas avec la domination directe. Elle s’installe souvent dans des espaces symboliquement appauvris, où le langage est réduit à la fonction, la parole à l’information, la subjectivité à une variable à maîtriser. Progressivement, le travail devient un lieu sans conflictualité apparente, mais saturé de contraintes implicites.


On demande d’être « agile », « positif », « engagé » — sans poser la question de ce que cela coûte. Le désaccord est perçu comme un défaut de loyauté. L’erreur, comme une faille à réparer. L’angoisse, comme un problème individuel à réguler par des formations en “gestion du stress”. Dans ces contextes, le lien au tiers est dissous : plus personne ne nomme, ne tranche, ne symbolise (Kaës, 2009).


C’est cette absence de tiers — au sens de Loi, d’instance capable de poser des limites — qui crée les conditions d’une emprise institutionnelle. Non pas dans la violence manifeste, mais dans l’effacement progressif du Sujet, remplacé par un moi adapté, conforme, performant.

Du silence à l’implosion : quand le sujet somatise l’institution


Ce que l’institution ne peut penser, elle le délègue au corps des individus. Burn-out, troubles anxieux, insomnies, attaques de panique… Ces symptômes ne sont pas des dysfonctionnements personnels. Ils sont des réponses au déni collectif du conflit. L’individu “pète les plombs” là où l’organisation se tait.


Je pense à cette cadre supérieure, brillante, engagée, respectée, qui du jour au lendemain s’est effondrée. Ni harcèlement, ni surcharge explicite. Mais un climat fait de sourires glacés, d’objectifs mouvants, de demandes paradoxales : « soyez autonome » mais « rappelez-moi pour chaque décision ». Un discours d’autonomie doublé d’un contrôle constant, typique de la double contrainte (Bateson, 1972).


La clinique de l’emprise en entreprise, c’est cela : un espace où la parole est remplacée par des injonctions, où le sujet n’a plus d’espace pour dire “non”, pour douter, pour poser ses limites sans être disqualifié. Ce n’est pas le trop-plein de travail qui épuise, mais l’impossibilité de symboliser ce qui traverse.


Disqualifications symboliques, faux liens et désinsertion subjective


L’emprise se loge aussi dans les relations dites « humaines ». On se tutoie, on se félicite, on s’envoie des smileys dans les mails. Et pourtant, une parole critique est vécue comme une trahison. L’équipe devient un “nous” collé, intrusif, où la différence devient suspecte. Le conflit est évacué au nom de la cohésion, l’angoisse tue au nom du bien-être. L’institution produit alors des faux liens : des rapports sans altérité réelle, sans possibilité d’écart, sans droit à la solitude.


Le salarié pris dans cette dynamique n’est pas nécessairement victime. Il devient souvent lui-même acteur de l’emprise, s’y pliant pour survivre, disqualifiant celles et ceux qui résistent. Le collectif est alors traversé par des loyautés invisibles (Kaës, 2012), des formes d’adhésion inconscientes à un système qui broie lentement ce qu’il valorise officiellement.


Là où il n’y a plus d’espace pour dire l’écart, le sujet se désinsère de lui-même. Il tient, mais en mode défensif. Il agit, mais sans désir. Il parle, mais plus jamais de lui.


Sortir de l’emprise : parole, conflit et mise en tiers


Il n’y a pas de sortie simple à l’emprise. Ni solution miracle. Mais il y a des gestes symboliques qui déplacent. La supervision — individuelle ou collective — peut jouer ce rôle de tiers. Pas pour “résoudre” les problèmes, mais pour permettre qu’ils soient enfin pensés comme symptômes et non comme défauts individuels.


Superviser, c’est redonner droit au conflit, au doute, à la pluralité des points de vue. C’est remettre du langage là où tout a été ramené à des procédures. C’est réintroduire du sujet dans ce qui était devenu pur fonctionnement. Ce n’est pas confortable. Parfois, cela dérange. Cela déclenche même des résistances violentes. Mais c’est dans ces mouvements que le lien redevient vivant.



Je me souviens d’une supervision en milieu hospitalier où le simple fait qu’une infirmière ose dire “je ne comprends plus le sens de ce que je fais” a tout fait basculer. Il y a eu des larmes. Des départs. Mais aussi une réorganisation, une reprise du dialogue, une reformulation du cadre. C’est la parole — pas la réforme — qui a réouvert du possible.

Conclusion : Rejouer sans répéter — vers une clinique de la parole au travail


L’emprise en milieu professionnel ne se détecte pas toujours dans les rapports ou les organigrammes. Elle s’entend dans ce qui ne peut plus être dit. Elle se lit dans les silences trop lourds, les symptômes à répétition, les liens figés ou fusionnels.


Y répondre ne relève pas uniquement des RH ou des audits externes. Cela suppose un travail clinique, au sens plein du terme : un espace où l’on puisse mettre en tension, entendre les conflits, traverser les projections, relancer du sujet.


Ce que je défends ici, ce n’est pas une posture d’expert extérieur, mais une position de tiers impliqué, capable d’entendre ce que l’organisation rejette. Une clinique du lien, du langage, de la limite. Une pratique où l’on ne cherche pas à réparer vite, mais à rendre au travail sa dimension humaine, symbolique, et conflictualisée.


Parce que là où tout est lissé, il n’y a plus que des morts-vivants. Et là où le Sujet revient, même fragile, même traversé d’ambivalence, il y a du vivant à nouveau possible.


Bibliographie


Bateson, G. (1972). Vers une écologie de l’esprit. Seuil.

Kaës, R. (2009). Le lien d’alliance en psychanalyse. Dunod.

Kaës, R. (2012). Les alliances inconscientes. Dunod.

Roussillon, R. (2008). Le travail de l’inconscient dans les institutions. PUF.

Stroobandt, T. (2025). Tenir la parole dans l’intime : la supervision individuelle des praticiens.

Winnicott, D. W. (1971). Jeu et réalité. Gallimard.

par Tim T. Stroobandt 13 juillet 2025
Quand l’amour devient piège Pourquoi certaines personnes resteraient-elles enfermées dans une relation qui les détruit ? Pourquoi reviendraient-elles vers un partenaire qui les humilie, les contrôle, voire les agresse ? Ces comportements, qui défient la logique de l’intégrité, ne sont ni des faiblesses ni de simples « mauvais décision ». Ils sont souvent l’aboutissement d’un processus d’apprentissage, comparable à celui d’un animal qui apprend, sans le vouloir, à craindre ou à espérer selon les réactions de l’environnement. Dans cet article, nous proposons de décrypter les mécanismes de conditionnement – classique (Pavlovien) et opérant (Skinnérien) – lorsqu’ils sont mobilisés dans des dynamiques d’emprise pathologique. Il ne s’agit pas de réduire la complexité humaine à des schémas comportementaux, mais d’éclairer comment, au fil des expériences et des réponses de l’environnement, certaines personnes peuvent apprendre à tolérer l’intolérable, supporter l’insupportable, à se résigner, ou à confondre l’attachement avec l’amour. 
par Tim T. Stroobandt 11 juillet 2025
Quand on accompagne les autres, qui nous accompagne ? Dans le flux permanent des consultations, au milieu des agendas surchargés et des responsabilités multiples, une question demeure souvent en suspens : qui prend soin de celui qui prend soin ? Qui écoute celui qui écoute ? La supervision individuelle ne répond pas à cette question par un protocole, mais par une présence, un cadre, un engagement. Elle offre un lieu pour penser ce qui traverse le praticien , sans jugement ni recette, mais avec rigueur et exigence. Superviser, ce n’est pas “corriger” une pratique ou faire passer un examen de compétence. C’est permettre au sujet qui exerce un métier de l’humain de reprendre langue avec son désir, ses limites, ses zones d’ombre, ses convictions . C’est refuser que la clinique se résume à une application de grilles ou de normes. C’est remettre de l’humain là où la fonction tend à éteindre la parole. À rebours des injonctions à l’efficacité et à la maîtrise, l a supervision défend l’idée que le trouble n’est pas un défaut, mais un indicateur précieux — à condition d’en faire quelque chose.
par Tim T. Stroobandt 11 juillet 2025
Tenir quand plus rien ne tient : la supervision comme geste clinique et politique Dans certains contextes associatifs, ce qui vacille n’est pas seulement une organisation ou une équipe. C’est une position subjective, une éthique du soin, un rapport au monde. Là où l’idéal humaniste entre en collision avec les failles réelles du collectif, la supervision s’impose non comme un outil de régulation, mais comme un l ieu de subjectivation face au vacillement institutionnel. Ce vacillement peut être sourd ou criant. Il prend la forme d’une équipe qui se replie, d’un conflit qui dégénère, d’un projet qui échoue sans qu’on sache pourquoi. Mais parfois, il s’impose comme une onde de choc : une révélation d’abus, une trahison de la mission initiale, une atteinte symbolique majeure. Dans ces moments-là, l’institution ne joue plus son rôle de tiers protecteur . Et l’équipe, souvent sans mots, devient le symptôme de cette défaillance. 

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par Tim T. Stroobandt 11 juillet 2025
Quand le doute ne vient plus, le danger commence J’ai souvent plus confiance dans un professionnel qui doute que dans un professionnel sûr de lui. Non pas par goût de l’indécision, mais parce que le doute clinique est une éthique : il signale une attention, une inquiétude pour l’autre, et surtout une capacité à se laisser traverser sans se perdre . Mais certains doutes sont vertigineux. Ils surgissent quand la parole de l’autre nous percute au-delà du rôle, quand le trauma entre dans la pièce sans frapper , ou quand la dynamique d’emprise s’installe sans qu’on ait vu le piège se refermer . Dans ces moments, la supervision individuelle ne relève pas du luxe, mais d’un espace vital de subjectivation . Ce texte n’a pas pour but de décrire la supervision comme un outil de progression professionnelle. Il s’agit ici de témoigner de ce qu’elle permet, quand elle est tenue comme espace éthique , en particulier face à des situations marquées par le trauma, la répétition, ou l’ambivalence relationnelle.
par Tim T. Stroobandt 11 juillet 2025
Comment expliquons-nous les différences relationnelles qui existent au sein des familles ? Comment pouvons-nous approcher et mieux comprendre les dynamiques conflictuelles, polémiques ou violentes constatées dans certains foyers ? Comment se fait-il qu’un enfant, quand bien même physiquement ou moralement violenté, puisse continuer à vouloir arranger, excuser, justifier, supporter ou réparer ses liens avec ses parents ? Beaucoup d’entre nous se sont posé ces questions. Force est de constater que malgré tout, beaucoup s’acharnent à vouloir maintenir à tout prix des liens familiaux, même s’ils sont toxiques, voire délétères , pour ceux qui en souffrent, souvent en silence .
par Tim T. Stroobandt 11 juillet 2025
Le mot "emprise" est bien trop souvent utilisé pour désigner une relation négative : il est alors synonyme d’une chose à éviter, à maudire, à fuir. Osons nous poser la question : est-ce réellement une si mauvaise chose ? Devons-nous à tout prix la diaboliser ? Existe-t-il un équilibre où l’emprise serait indispensable, nécessaire, à la construction d’une relation stable, durable et « idéale », et que dès lors, il ne faudrait se méfier que de sa version pathologique ? Permettez-moi donc de vous guider à travers l’emprise et ses dérives.
par Tim T. Stroobandt 11 juillet 2025
Quand le masque du candidat cache aussi celui du recruteur  Recruter, ce n’est pas seulement évaluer un profil. C’est rencontrer un sujet dans un cadre faussement neutre , où les attentes, les projections et les masques s’enchevêtrent. Derrière les grilles de scoring, les tests de personnalité ou les formulations de type « parlez-moi de vos qualités », il y a un malentendu fondateur : croire qu’on peut décoder un humain comme un algorithme , en niant tout ce qui dans la rencontre résiste à la mesure. La supervision que je propose dans le cadre du recrutement n’est ni un coaching RH, ni un conseil stratégique. Elle s’ancre dans une lecture clinique des processus en jeu , à partir de ce que le recruteur éprouve, saisit, redoute ou néglige — souvent à son insu. Il ne s’agit pas de “débusquer” une pathologie chez le candidat, mais d’ entendre ce qui se joue dans l’interaction , au-delà des apparences maîtrisées. Car c’est souvent dans le détail , dans un silence trop vite comblé, un regard détourné, une réponse figée, que se dit ce qui pourrait, à terme, faire symptôme dans l’équipe .